COUVENT DE FEMMES ET FEMME DU VENT (Dordogne. Entre Echourgnac et Saint-Barthélemy. Le jeudi 19 juin 1980. Petit matin). [Ô Santiag !] Extraits.
Chant de femmes. Chant de femmes emmurées.
- Six heures du matin ! A peine !
Le mur de la Chapelle semble être juste derrière mon oreiller. J’ai entendu sonner les matines. Et puis maintenant ces voix. Ces voix qui viennent m’enrubanner le sommeil de visions labyrinthes. Des voix monophoniques qui courent le long des murs, se nourrissent dans les encorbellements de la pierre chargée d’encens, y oublient quelques harmoniques. Puis rebondissent en caressant les voûtes. Et partent s’écarteler dans les transepts pour crucifier l’aurore naissant vers les quatre points cardinaux.
Très tôt, j’ai fui la Trappe de Bonne Espérance. Comme un voleur. Une envie subite de retrouver la vie. Des gens qui parlent. Des enfants qui rient. Des mégères qui râlent. Des patrons de bistro gouailleurs. Mais les femmes d’Outre-Mur ont réussi à m’encloîtrer l’esprit. Longtemps encore leurs chants ont résonné dans ma boite crânienne. Même le soleil, grand chasseur de nuage n’a pas pu faire sécher cette sinistre rosée musicale.
Ce n’est que bien plus tard dans la matinée que j’ai rencontré, ou plutôt entendu, la femme qui allait me guérir de ce malaise…
- Une véritable antidote au chant des emmurées…
J’ai cru d’abord que c’était un écho. Une illusion auditive. Le son était diffus. Sortant par effluves des premiers taillis de la forêt de la Double. Puis la voix s’est affirmée. Affinée. Un chant. Encore un chant. A capella. Dans une langue non identifiée. Puis je l’ai vu. Elle. La Tzigane. Emergeant sur mon chemin de terre. Les caravanes étaient garées plus haut sur un terre plein, avec les hommes. Elle, marchait. Femme sans âge. Le teint sombre. La peau comme tannée. Les cheveux débordant d’un foulard aux couleurs de feux. Elle chantait. Une petite badine à la main. Flagellant l’air à chaque reprise de sa psalmodie. Comme si elle voulait se venger du sort qui lui était réservé. Les yeux tournés vers le ciel. Une complainte. Probablement improvisée. Puis elle a senti ma présence. Entendu mes pas sur le gravier. Elle n’a pas cessé de chanter pour autant. Sa voix est juste descendue d’une octave. S’est positionné à hauteur de terre. Elle m’a dévisagé. S’est approché…
- Pokazimi tvoje ruke ! Gadjo ! Montre les mains !
J’ai d’abord refusé. Mais elle a insisté. Nous avons commencé à négocier le prix de la consultation. Puis elle a lu. Dans une main. Puis dans l’autre. En me serrant les poignets. Je sentais sa chaleur. Sa pulsion sanguine. Je ne comprenais à ce qu’elle me disait. Elle parlait dans une langue slave. Probablement du serbo-croate. Parsemé de rares mots français déformés et d’interjections romani. Puis elle s’est interrompue. Observant je ne sais quel confluent coulant dans ma paume droite. Et s’est exclamé :
- ôôôôôôô ! Santiag !!!
Elle a pris mes deux mains et les a refermées sur elle mêmes. Comme on referme une boite à mystères.
- Dobro !!! C’est bon ! Va !
Elle a tendu sa main. Je lui ai donné ses trente francs. Une fortune pour moi. Elle a insisté pour avoir plus. J’ai rajouté dix francs. Puis dix francs encore devant son insistance. Puis je me suis dégagé d’un coup. Elle s’est mise à éclaté de rire. A ramassé une nouvelle badine. Puis a repris son chant. Un chant très haut perché. Comme si elle remerciait cette fois le ciel pour cette obole inattendue.
La forêt de la Double se referme sur moi. Le chant de cette femme du Vent a rejoint le chant des emmurées vivantes de la Trappe de Bonne Espérance. Là-haut. Deux chants contradictoires. Deux manières féminines de s’adresser au Ciel. Des échos me parviennent encore. Stéréophonie intime provoquée par les profondeurs de verdure. Alchimie des effluves de la forêt. Chant de reclus et chant d’exclus s’emmêlent dans ma tête. Et dans la mémoire des arbres qui m’entourent. La forêt de la Double se referme. Se referme. Se referme.